De nombreux journalistes coupent systématiquement la parole des personnes qu’ils interviewent. Cette pratique est pénible, elle rend l’échange inaudible et elle ruine le respect dû à la parole de l’autre, phénomène dont notre société souffre de plus en plus.
Il y a quelques dizaines d’années les journalistes laissaient la personnalité qu’ils interrogeaient finir sa phrase, et s’ils considéraient qu’elle ne répondait pas à la question posée ils le lui faisaient remarquer et reformulaient la question. Le plus souvent la nouvelle réponse ne valait pas mieux mais on passait à la question suivante.
Les plus audacieux interrompaient le propos de leur interlocuteur mais ils le laissaient finir ses phrases. Parmi les premiers adeptes de cette pratique mentionnons Alain Duhamel et Jean-Pierre Elkabbach. On les voit ici et là interroger Georges Marchais le 20/01/1980. Avec la faconde qui avait fait sa popularité, le premier secrétaire d’alors du PCF part dans de longues tirades qui ne répondent pas aux questions posées. Le spectateur d’aujourd’hui ne peut qu’être surpris (mais aussi réjoui, pour ma part) de l’entendre dérouler son propos jusqu’au bout. Pendant ce temps Alain et Jean-Pierre trépignent, cherchant à l’interrompre pour lui faire remarquer qu’il ne répond pas à la question, mais ils attendent pour cela une pause dans son propos, fût-ce une simple respiration. On les voit donc guetter cette occasion pour l’interrompre d’une manière vive mais qui reste courtoise.
Puis la pratique a dérivé et les interruptions de la part des journalistes sont devenues de moins en moins respectueuses. Ils n’ont plus la patience d’attendre la fin de la phrase de la personne interrogée et ils ont pris l’habitude de simplement lui couper la parole en parlant par-dessus ses propos. Quelques hommes politiques ont essayé de résister à cette dérive et j’ai pu entendre Laurent Fabius, il y a une dizaine d’années, réagir face à un Jean-Pierre Elkabbach devenu plus pugnace qu’en 1980 et qui l’interrompait de manière répétée, en lui disant à peu près « Si vous me permettez d’interrompre vos questions avec mes réponses … ».
Puis, les interruptions qui étaient auparavant réservées aux situations où l’interviewé ne répondait pas à la question sont devenues de plus en plus fréquentes, le journaliste se permet aujourd’hui de couper la parole de son interlocuteur sans réelle raison pour rebondir sur un mot ou une idée. Il pose alors une nouvelle question sans attendre la réponse à la question précédente. Il exprime ainsi le peu d’intérêt que pourrait représenter la réponse à la question posée mais il exprime aussi un profond manque de respect pour la personne interrogée.
La courtoisie qui marque les interviews des années 1980 est très loin le 14/04/2016 lorsque Léa Salamé interrompt François Hollande, alors Président de la République, par cette apostrophe d’une grande familiarité : « C’est une plaisanterie ? ». Elle n’attend pas qu’il ait fini sa phrase, elle le coupe et exprime son total manque de respect par son propos et par la manière dont elle le profère.
Les interviews radiophoniques et quotidiennes de Léa Salamé sur France Inter sont de la même eau. Son interlocuteur n’arrive quasiment jamais à finir une phrase, et si la réponse à la question nécessite un petit raisonnement ou une légère argumentation, l’auditeur en sera systématiquement privé.
Sonia Mabrouk, sur Europe 1, semble avoir relevé le challenge de faire pire. Elle attrape au vol dans chaque phrase de la personne interrogée un mot qui va lui donner l’occasion de l’agresser. Que la réponse soit oui ou non, blanc ou noir, elle va en faire le reproche au malheureux qui a accepté de se faire dézinguer tôt le matin. Il n’est plus celui dont l’avis intéresse, dont on veut savoir ce qu’il pense, il est là pour servir de faire valoir à l’agressivité et à la combativité de l’intervieweuse.
Visiblement une bonne interview n’est plus celle où la personne interrogée s’est exprimée, mais celle où elle a été mise en difficulté, et finalement agressée sans pouvoir répondre. Où elle s’est fait clouer le bec pourrait-on dire, ce qui est tout de même paradoxal pour une interview.
Cette manie de l’interruption n’est pas réservée aux seules interviews politiques. Elle s’est malheureusement propagée aux autres types d’interviews y compris dans le domaine de la culture.
Dans une version malheureusement désuète de ce genre d’échanges, le journaliste recevant par exemple un écrivain, un historien ou un scientifique qui venait de produire un livre ou une étude sur un sujet l’interrogeait dans le seul but de le faire parler, de l’amener à présenter au public ses idées ou ses découvertes. Le contenu de ce que pouvait exposer l’interviewé représentait la substance de l’émission et l’intervieweur en organisait le déroulement grâce aux questions qu’il posait. Il pouvait être amené pour cela à se faire plus ignorant qu’il n’était et à poser une question dont il connaissait la réponse.
Je dis que cette manière de faire est désuète, elle n’est heureusement pas tout à fait révolue et dans sa « Conversation scientifique » du 20/03/2021 sur France Culture, Etienne Klein prévient ainsi son interlocutrice (la préhistorienne Marylène Patou Mathis) et du même coup les auditeurs : « J’ai appris beaucoup de choses en lisant votre livre mais je vais faire semblant de ne rien savoir et donc vous poser des questions extrêmement naïves. » Cela devrait être la règle générale dans une telle situation. Malheureusement cela demanderait aux journalistes une humilité dont tous ne sont pas capables.
Nombre d’entre eux n’ont pas en tête qu’ils sont au service de leur public et ils suivent donc une toute autre voie. En premier lieu il leur arrive souvent de ne pas poser de question lorsqu’ils interrogent un écrivain mais de résumer son livre ou son point de vue. L’invité a alors du mal à « répondre » tant ce qu’il aurait pu dire a déjà été dit. Si en plus le journaliste a vraiment lu le livre et en a parfaitement compris les tenants et les aboutissants alors l’écrivain ne peut même pas amender ce qu’il en a dit.
Le journaliste donne alors l’impression de simplement vouloir montrer sa propre connaissance du sujet ou du livre dont il est question. Cette impression est confirmée par une autre pratique consistant à terminer la phrase de son interlocuteur. Il ne s’agit pas d’aider l’intervenant qui chercherait ses mots mais plutôt de marquer la conversation de son empreinte, comme le font certains dans un cadre familial ou amical pour prendre le dessus sur leur interlocuteur.
Ces différents comportements ont plusieurs conséquences.
Concrètement ils rendent la plupart des interviews inaudibles. Ce sont désormais des moments agressifs où rien n’est fait pour que l’auditeur ou le téléspectateur profite des échanges.
Au-delà de cet aspect pratique, ces interruptions incessantes établissent un état d’esprit tout à fait détestable au niveau des relations humaines. Elles imposent en effet l’idée qu’il est normal et licite de couper la parole à son interlocuteur, même si celui-ci a été spécifiquement invité pour parler et quelles que soient ses compétences.
Comment ne pas comprendre alors qu’au niveau de nos simples conversations quotidiennes couper la parole est définitivement admis ? Sans prétendre avoir étudié le phénomène de manière quantitative, je crois pouvoir dire qu’effectivement les échanges sont de plus en plus marqués par ces interruptions qui étaient considérées comme des grossièretés il y a quelques années.
La seule manière de lutter contre cette pratique me paraît être de retourner leurs armes contre ces malpolis. Interrompre simplement les journalistes interrupteurs en changeant de chaîne.
Il y a longtemps que j!ai balançé ma télé. Probleme resolu.
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