Par Bertrand Fitoussi
Dans « Les Testaments trahis » (et dans ses autres essais, « L’art du roman », « Le Rideau », « Une Rencontre »), Kundera a exprimé son rejet de la lecture autobiographique des romans.
Pour Sainte-Beuve, nous explique le maître franco-tchèque, on trouve toujours, caché derrière la prose, des éléments autobiographiques. L’étude de l’œuvre se résumerait à celle de la vie de l’auteur. D’ailleurs, souvenez-vous : «Madame Bovary c’est moi», aurait dit Flaubert. En réalité, nous apprend Kundera, c’est une critique qui dit l’avoir entendu de quelqu’un qui l’aurait entendu de Flaubert : il n’y a presque aucune chance que l’auteur de « Madame Bovary » ait jamais prononcé cette phrase, puisque, pour Flaubert, au contraire, seule l’œuvre compte, toute lecture autobiographique est une hérésie.
Pour les tenants de l’école Sainte-Beuve, ce qui est important, c’est de savoir si Albert Cohen et sa femme Bella ont des toilettes séparées, comme Arianne et Solal dans « Belle du seigneur ». Leur critique littéraire rigoureuse les conduit également à soupçonner l’épouse de Roth au moment de l’écriture de « Professeur de désir », une certaine Claire Bloom, d’avoir été, à l’image de la lumineuse mais peu voluptueuse Claire dans le roman, un mauvais coup au lit.
Voilà ce qui est important pour eux.
Kundera dénonce cette lecture à la Sainte-Beuve : plus proche du voyeurisme que de la critique, elle méconnait et nie l’art du roman.
Dans « Les Testaments trahis », il donne d’ailleurs un conseil au romancier. Si un de vos personnages est inspiré d’une personne réelle, -son long nez, son rire, ses humeurs-, effacez les traces à la fin! Sinon, votre roman sera lu comme un roman à clé, les lecteurs chercheront uniquement à savoir « qui est qui ». Jamais ces centaines de pages que vous avez noircies ne seront lues pour ce qu’elles disent de spécifique, d’ambigu, d’original. (Roth n’a pas suivi le conseil de son ami Kundera en appelant Claire un des personnages de «Professeur de désir», qui fut pourtant préfacé par Kundera ; il est vrai que «Professeur de désir» est antérieur de 16 ans aux «Testaments trahis».)
Lorsque le romancier a la chance d’être inconnu, par exemple pour son premier livre, tout cela n’a strictement aucune importance. La plupart des gens (tout le monde sauf ses proches) se fichent de sa vie. Sainte-Beuve peut donc aller se rhabiller.
Mais si son roman marche, il risque de cesser progressivement d’être lu comme un roman.
Il y a pire. Lorsqu’un écrivain devient vraiment célèbre, tout un pays le prend pour un proche. Tout un pays le lit à la Sainte-Beuve.
Et c’est horrible. L’écrivain est fichu.
L’acte inouï de Milan Kundera
Milan Kundera, au début des années 80, était un romancier réputé, mais pas une « star ». « La Plaisanterie », « Risibles Amours », « La vie est ailleurs », « Le livre du rire et de l’oubli », « La Valse aux adieux », autant de chefs d’œuvre qui avaient touché un public de connaisseurs, mais pas encore le grand public.
Puis au début de 1984, « L’Insoutenable légèreté de l’être » sort. Du jour au lendemain, c’est l’emballement médiatique. Kundera est l’invité vedette de l’émission Apostrophes, la France tombe amoureuse. Tous les journalistes se jettent sur le sujet. (Aujourd’hui on dirait : le hashtag le plus populaire est #milankundera, son compte twitter atteint plusieurs millions de followers, presque autant que Mbappé.)
Pour une raison inconnue, les journalistes sont une corporation qui est presque en totalité sainte-beuvienne. Seule la vie de l’auteur les intéresse. Leurs questions sont toujours les mêmes : « Quels sont vos points communs avec votre personnage ? », « Qu’est-ce qui est vrai, qu’est-ce qui est faux? », ou même Bernard Pivot, dans Apostrophes : « Vous écrivez dans L’Insoutenable légèreté que l’on vit soit sous le regard du public inconnu, soit sous de nombreux regards familiers, soit sous celui de l’être aimé, soit sous celui d’un être absent imaginaire, et vous M. Kundera, sous quel regard vivez-vous? ». Et Kundera, gêné, répond à côté.
Donc tous les journalistes français se mettent en chasse.
Avec qui couche Kundera? Est-il fidèle? Est-il partouzeur? Dort-il à gauche ou à droite du lit? Pour qui vote-il? Pendant ce temps, les paparazzi chassent, prennent tous les risques, prêts à photographier Kundera avec une femme qui ne serait pas la sienne, au premier étage du café de Flore, pour la couverture de Match, comme un vulgaire François Hollande. Le choc des photos, le poids du rien du tout.
Kundera est harcelé.
Interview après interview, il doit subir les mêmes questions stupides sur ses petites manies, «Vous dormez en pyjama M. Kundera?», au lieu de pouvoir parler de ses romans. Même lorsqu’on le laisse -un peu- parler de son art, on lui attribue des propos déformés, détournés, qu’il ne reconnait pas. Il doit démentir, corriger. Et puis on veut absolument l’interroger sur la politique, au risque, là encore, de le trahir, de lire son œuvre comme une « littérature engagée », ce qu’elle n’est pas du tout, lui qui profère qu’il n’y a pas de bon « roman engagé », lui qui va jusqu’à écrire que « 1984 », aurait dû être un essai, et a même desservi la nécessaire lutte contre le totalitarisme en la noyant dans un kitsch fabriqué de mauvais roman. Sans parler des questions qu’on lui pose sur « l’actualité », l’affaire « Benalla » du jour, lui qui considère la réaction au bruit médiatique quotidien comme une perte de temps, de la non pensée.
Bientôt, il comprend que son œuvre risque de disparaître derrière une personne imaginaire (« Milan Kundera »), que plus personne ne le lira sans se dire : « Le Thomas de l’Insoutenable Légèreté aime les cunnilingus, comme Kundera! », « Le personnage de Franz est inspiré de tel intellectuel de gauche français avec lequel Kundera règle ses comptes », « Sabina, qui pose nue en chapeau melon dans l’Insoutenable légèreté, je la connais, c’est une vendeuse de fringues rencontrée par Kundera rue Dufour, dans le magasin Daniel Hechter ».
Plus personne ne lira ses romans comme des romans, plus personne ne s’intéressera aux problématiques existentielles de ses personnages.
Alors Kundera accomplit un acte inouï, exceptionnel : du jour au lendemain, il renonce à la gloire.
Il renonce au plaisir narcissique d’avoir sa tête dans les journaux, de « passer à la TV ». Il renonce à la dose d’héroïne pure et gratuite qu’apporte la célébrité médiatique.
Personne n’en est capable, normalement. C’est inhumain de renoncer à l’infini pouvoir de séduction de la célébrité.
Pourtant, fait unique, début 1985, à l’âge de 56 ans seulement, Kundera décide de ne plus parler à un journaliste et de ne plus jamais être pris en photo. Il ne se soumettra plus jamais au 11ème commandement de notre époque médiatique (qu’il a défini dans « L’Immortalité » en 1990) : « Tu répondras à la question du journaliste ».
C’était il y a 33 ans. Depuis, il n’a jamais rechuté dans la drogue médiatique. 33 ans d’abstinence. C’est incroyable. Mais vrai. Il a effectivement disparu.
Et? Devinez quoi?
Son œuvre est lue à la Flaubert. Pour ce qu’elle est. Son œuvre a effacé sa personne. «L’Immortalité» (1), par exemple, n’a jamais connu la moindre lecture à la Sainte-Beuve.
Alors, bravo Monsieur Kundera, vous seul étiez capable de renoncer au plaisir de la célébrité médiatique. Vous êtes un héros. Sans doute le seul héros de notre époque.
Oui si tout est insignifiant, autant aimer l’insignifiance, comme le dit un de vos personnages (2), autant en profiter au maximum, sur un chemin de côté, en ne perdant pas de temps avec le voyeurisme de la foule et la non pensée du jour.
Vous avez montré le chemin. Vous avez ouvert une nouvelle voie.
Et le fait que personne, strictement personne (3), ne vous ait suivi sur ce chemin de vérité, n’est qu’une validation de votre sagesse et de votre ironie.
(1) Si vous n’avez pas encore lu « L’Immortalité » : précipitez-vous!, roman d’une poésie exceptionnelle, avec un personnage de femme magnifique, Agnès, un personnage imaginaire, le Professeur Avenarius, mélangé aux « vrais » personnages, d’une sagesse et d’une drôlerie remarquables, des réflexions sur l’époque médiatique qu’on pourrait qualifier de « terminales » (puisqu’il n’y a rien de plus à dire ou à écrire sur le sujet), des fulgurances sur la peinture, son chemin, sa mort, sur la vie sexuelle, ses stades, sa mort, et beaucoup, beaucoup plus. Quelle chance vous avez si vous découvrez ce chef d’œuvre, sinon, relisez-le.
(2) Dans « La fête de l’insignifiance », le personnage Ramon déclare : «L’insignifiance, mon ami, c’est l’essence de l’existence. Elle est avec nous partout et toujours. Elle est présente même là où personne ne veut la voir : dans les horreurs, dans les luttes sanglantes, dans les pires malheurs. Cela exige souvent du courage pour la reconnaître dans des conditions aussi dramatiques et pour l’appeler par son nom. Mais il ne s’agit pas seulement de la reconnaître, il faut l’aimer, l’insignifiance, il faut apprendre à l’aimer».
(3) Douleur, même le grand Philippe Roth n’a pu résister dans son grand âge, à des interviews et des opinions sur la politique américaine, quelle tristesse, et maintenant certains lisent ses romans comme des romans « engagés », horreur, double tristesse.
Excellent article. Tres interessante approche et très bien menée, de bout en bout.
Mais relier le 11eme commandement de notre époque médiatique, extrait de l’Immortalite, a l’abstinence médiatique de Kundera n’est il pas une lecture sainte-beuvienne de ce roman? 🙂
J’aimeJ’aime
Moi
Ca me donne juste une envie de lire ce roman !
merci pour votre symphatique article
J’aimeJ’aime