Jeudi 18 avril 2024 à 7h15 sur France Inter une annonce concernant une émission à venir nous donne à entendre ceci :

Le racisme, d’où ça vient et depuis quand ?

« On ne peut se mettre dans l’esprit que Dieu ait mis une âme dans un corps tout noir », Montesquieu, De l’esprit des lois 1748.

France Inter, Thomas Legrand.

Explorons toutes les formes de racisme partout dans le monde. Le racisme est-il dans la nature humaine ? Non nous disent les historiens.

En quête de politique, tous les samedis sur Inter à 18h. Les quatre épisodes sur le racisme sont déjà disponibles en Podcast.

Fin de l’annonce.

Pour illustrer les quatre épisodes d’une série sur le racisme France Inter fait de Montesquieu le porte-drapeau du racisme le plus abject.

Or Montesquieu était un anti-esclavagiste notoire. La citation que France Inter met en avant est extraite d’un passage de L’esprit des Lois où Montesquieu cite avec ironie les arguments des esclavagistes pour les ridiculiser. France Inter prend au premier degré ce que Montesquieu dit au deuxième degré et attribue ainsi au philosophe des opinions totalement opposées aux siennes.

Qu’il s’agisse d’une manipulation délibérée ou de l’expression d’une ignorance totale de la pensée de Montesquieu, c’est une honte pour France Inter.

Petite explication de texte pour ceux qui ne connaissent pas par cœur le chapitre V du livre XV de l’esprit des lois.

Voici le passage d’où est extraite la phrase citée par France Inter :

Il est impossible que nous supposions que ces gens-là soient des hommes ; parce que, si nous les supposions des hommes, on commencerait à croire que nous ne sommes pas nous-mêmes chrétiens. Si j’avais à soutenir le droit que nous avons eu de rendre les nègres esclaves, voici ce que je dirais :
Les peuples d’Europe ayant exterminé ceux de l’Amérique, ils ont dû mettre en esclavage ceux de l’Afrique, pour s’en servir à défricher tant de terres.
Le sucre serait trop cher, si l’on ne faisait travailler la plante qui le produit par des esclaves.
Ceux dont il s’agit sont noirs depuis les pieds jusqu’à la tête ; et ils ont le nez si écrasé qu’il est presque impossible de les plaindre.
On ne peut se mettre dans l’esprit que Dieu, qui est un être très sage, ait mis une âme, surtout bonne, dans un corps tout noir.
(…)

Une preuve que les nègres n’ont pas le sens commun, c’est qu’ils font plus de cas d’un collier de verre que de l’or, qui, chez les nations policées, est d’une si grande conséquence.
Il est impossible que nous supposions que ces gens-là soient des hommes ; parce que, si nous les supposions des hommes, on commencerait à croire que nous ne sommes pas nous-mêmes chrétiens.
De petits esprits exagèrent trop l’injustice que l’on fait aux Africains. Car, si elle était telle qu’ils le disent, ne serait-il pas venu dans la tête des princes d’Europe, qui font entre eux tant de conventions, d’en faire une générale en faveur de la miséricorde et de la pitié ?

La phrase qui introduit le passage est cruciale et elle est répétée à la fin : Il est impossible que nous supposions que ces gens-là soient des hommes ; parce que, si nous les supposions des hommes, on commencerait à croire que nous ne sommes pas nous-mêmes chrétiens.

Autrement dit faire des « nègres » des esclaves c’est ne pas se comporter en chrétien. Cet argument était beaucoup plus décisif à l’époque de Montesquieu qu’il ne l’est pour nous aujourd’hui tant les principes chrétiens s’imposaient alors sans aucune discussion, et en particulier celui qui veut qu’en tant que créatures de Dieu tous les hommes soient égaux.

Il énumère ensuite les arguments des esclavagistes, pour les ridiculiser, montrer leur cynisme et finalement leur absurdité. Cette phrase par exemple : « ils ont le nez si écrasé qu’il est presque impossible de les plaindre ». Quel rapport entre le nez écrasé et la compassion ? Impossible pour quelqu’un doté d’un cerveau d’affirmer cela au premier degré. A l’évidence Montesquieu (qui avait bien un cerveau) cite cet argument pour le ridiculiser.

Son ironie est particulièrement perceptible dans le passage concernant le peu d’attrait pour l’or de la part de « nègres ». Cette indifférence à la richesse est en réalité une vertu par rapport à la cupidité des Européens mais Montesquieu feint d’y voir une infériorité Jusqu’à la dernière phrase sur les « princes d’Europe » dont il fait semblant de croire qu’ils agissent en faveur de la « miséricorde » alors que ses positions à leur égard sont particulièrement critiques.

France Inter reprend donc un des arguments que Montesquieu cite pour les combattre, et le lui attribue. La position ainsi prêtée à Montesquieu est en contradiction totale avec l’ensemble de son œuvre.

Une telle manipulation de la part de France Inter étant assez étonnante je suis allé écouter les podcasts de ces émissions (ou les lire en partie puisqu’une transcription est disponible). Après tout, peut-être seule l’annonce était-elle mal conçue, l’émission elle-même étant plus honnête ?

Je suis obligé de dire qu’il n’en est rien et Montesquieu n’est pas mieux traité dans ces quatre épisodes que dans l’annonce qui m’a réveillé ce 18 avril.

En introduction de chacun des quatre épisodes figurent ces passages :

« Le sucre serait trop cher si l’on en faisait travailler la plante qui le produit par des esclaves. On ne peut se mettre dans l’esprit que Dieu ait mis une âme dans un corps tout noir ». Montesquieu, de l’Esprit des lois, 1748.

« Est-ce que quelqu’un peut nier qu’il y a plus de justice, plus d’ordre matériel et plus d’équité, plus de vertus sociales dans l’Afrique du Nord depuis que la France a fait sa conquête ? »

« L’homme nordique devait être courageux, entreprenant, aventureux. Ensuite venait la race westphalienne, c’était la race de l’attachement à la terre. Après venait la race dinarique, c’était la race montagnarde.

Ces trois meilleures races se trouvaient mêlées en une seule personne, notre Führer. »

Suivent d’autres exemples de comportements ou de propos racistes.

On attribue donc de nouveau à Montesquieu une opinion raciste (qu’en réalité il combat comme nous l’avons vu). Peu après viennent des propos purement nazis. Notre philosophe est en bonne compagnie.

Là encore donc aucune mise en perspective de la citation de Montesquieu, aucun éclairage.

Il est ensuite cité de manière plus complète vers le milieu du troisième épisode (j’ai déjà cité ce passage plus haut, je n’en reproduis ici que le début et la fin) :

Il est impossible que nous supposions que ces gens-là soient des hommes ; parce que, si nous les supposions des hommes, on commencerait à croire que nous ne sommes pas nous-mêmes chrétiens.

(…)

On ne peut se mettre dans l’esprit que Dieu, qui est un être très sage, ait mis une âme, surtout bonne, dans un corps tout noir.

Montesquieu, de l’esprit des lois, de l’esclavage des nègres, 1748.

Figure donc en introduction la phrase qui montre que Montesquieu ne fait pas siens les arguments qu’il liste. Mais Thomas Legrand ne met aucunement ces propos en perspective. Son émission est pourtant très didactique, les idées sont exposées de manière claire, elles sont répétées, discutées, explicitées. Rien de tel ici. L’auditeur devra bien faire attention à cette première phrase pour comprendre que Montesquieu parle ensuite au deuxième degré, en ironisant. Il ne peut pas compter sur France Inter pour l’aider à saisir cette subtilité.

Or si un lecteur peut revenir sur le passage d’un livre pour mieux le comprendre, l’auditeur d’une émission de radio n’a pas cette possibilité. Ayant déjà entendu plusieurs fois les propos esclavagistes attribués sans aucune réserve à Montesquieu, il aura tendance à continuer dans cette voie en ne voyant pas le second degré ici.

Voici donc Montesquieu plaidant sur les antennes de France Inter pour l’esclavage.

Une précision : à son époque certains lui reprochaient de ne pas aller assez loin vers l’abolition de l’esclavage, d’où des débats sur ses positions. Mais personne ne lui a jamais prêté de propos esclavagistes ou racistes. Sauf, plus récemment, quelques malfaisants, comme par exemple Dieudonné, qui déjà attribuait au premier degré à Montesquieu la phrase de cette annonce déjà citée « On ne peut se mettre dans l’esprit que Dieu ait mis une âme dans un corps tout noir ». France Inter marche donc ici dans les traces de Dieudonné.

Montesquieu ainsi maltraité, qu’en est-il des autres philosophes des Lumières dans cette série de quatre épisodes ?

Au début du quatrième épisode nous avons droit à cette citation :

Ce qui est plus intéressant pour nous, c’est la différence sensible des espèces d’hommes qui peuplent les quatre parties connues de notre monde. Il n’est permis qu’à un aveugle de douter que les Blancs, les Nègres, les Albinos, les Hottentots, les Lapons, les Chinois, les Américains, soient des races entièrement différentes.
Voltaire, Essais sur les mœurs et l’esprit des nations, 1756.

Cette citation antiraciste de la part de Voltaire n’est pas tout à fait limpide car la phrase comporte plusieurs négations. Il doit bien en exister de plus explicites. Mais nous n’aurons droit qu’à celle-là pour tout cet épisode qui s’intéresse au « racisme naturaliste ou pseudo scientifique » des XVIIIe et XIXe siècles.

Buffon (1707 – 1788) et surtout Linné (1707 – 1778) sont abondamment mentionnés pour leurs travaux de classification et de hiérarchisation des « races » humaines. Les travaux de ces deux naturalistes sont présentés de manière très critique, considérés comme de la « pseudo-science ».

Notons au passage que ces entreprises de classifications sont effectivement profondément choquantes pour nous, mais qu’une analyse objective aurait dû prendre en compte l’état des connaissances de l’époque : dans bien des domaines (en médecine par exemple) ce qui était considéré comme de la science au XVIIIe siècle pourrait être qualifié de pseudo-science aujourd’hui. Cette contextualisation n’est pas faite et en ce sens certains reproches ont quelque chose d’anachronique.

Quoiqu’il en soit, ces travaux, et les conclusions proprement racistes qui en sont tirées, sont clairement exposés, explicités, de manière détaillée.  De l’autre côté, la citation de Voltaire n’est pas commentée. Cette phrase, peu claire, constitue la seule contribution antiraciste, éclairée, qui nous est proposée pour les philosophes ou les scientifiques de cette époque. Ce profond déséquilibre est évidemment aggravé par le fait que les propos de Montesquieu sont classés dans la catégorie des racistes et même des esclavagistes.

Le retournement des positions de Montesquieu est donc indiscutable. France Inter se déshonore en salissant ainsi l’œuvre et la mémoire de ce grand philosophe et en faisant de lui le porte-drapeau du racisme et de l’esclavagisme, dans l’annonce de cette série comme dans l’introduction de chaque épisode.

Un point pour terminer : nous sommes sur France Inter. Il serait étonnant que les quatre heures de la série se passent sans un petit coup de griffe à Israël. Il intervient au milieu du deuxième épisode, à l’occasion de la visite que Thomas Legrand rend à Francisco Bethencourt, au King’s College :

« A l’entrée du King’s College, comme dans beaucoup d’universités anglo-saxonnes, une manifestation pour la défense des palestiniens. Quelques étudiants sont là, tous les jours depuis le début de l’offensive israélienne sur Gaza ».

Cette référence à l’actualité est la seule de son genre dans les quatre épisodes.

France Inter vient d’apprendre à ses auditeurs que Montesquieu était une figure de proue de l’esclavagisme. Mais il est de bonne pédagogie de répéter les leçons précédentes : Israël est l’agresseur, les Palestiniens ne font que se défendre.

Un commentaire sur « France Inter falsifie les écrits de Montesquieu pour faire de lui le pire des esclavagistes »

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