Des insultes antisémites ont été entendues lors de la manifestation antiraciste du samedi 13 juin place de la République. Le Nouvel Obs, favorable à cette manifestation, a réagi en publiant un article sur le sujet. Mais, loin de faire face à la réalité de ce dérapage, cet article manipule les faits pour aiguiller le lecteur vers un antisémitisme d’extrême droite.
Il est difficile de dresser en quelques lignes une cartographie précise de l’antisémitisme en France. On peut néanmoins distinguer deux formes d’antisémitisme, qui se rejoignent parfois mais n’ont pas la même histoire. La première forme est un antisémitisme que l’on peut attribuer historiquement à une partie de la droite française, qui est à l’oeuvre dans l’affaire Dreyfus, qui est présent et actif dans les années 1930 et qui s’épanouit pendant l’occupation. Il n’a pas disparu après la guerre et on en trouve des traces dans certains propos de Jean-Marie Le Pen.
La deuxième forme est plus complexe à cerner. Elle se développe au sein de populations plutôt défavorisées, souvent issues de l’immigration et parfois travaillées par l’islamisme. Cet antisémitisme peut être lié à un antisionisme radical qui capitalise sur le soutien au peuple palestinien et à ce titre est donc un antisémitisme importé. Pour le dire rapidement, le souhait légitime d’améliorer le sort des palestiniens mène à une critique de la politique israélienne qui est parfaitement acceptable, dérive parfois vers un rejet de l’existence d’Israël qui lui n’a pas de logique, puis vers un antisémitisme pur et simple qui est évidemment inadmissible.
C’est clairement ce deuxième antisémitisme qui s’est exprimé samedi. Pourtant il est quasiment absent de cet article, qui nous invite à nous concentrer uniquement sur le premier antisémitisme.
Il use pour cela d’une stratégie assez courante qui consiste à endormir notre méfiance avec des propos en apparence équilibrés, une description des faits qui semble exhaustive et donc impartiale mais qui en réalité les présente de manière biaisée (dans le cas présent il s’agit essentiellement d’en édulcorer les aspects les plus choquants). Sur la base de cette vision déformée des faits, l’interprétation qui en est faite peut être facilement partisane sans choquer le lecteur peu attentif.
Dès l’évocation des incidents antisémites dans l’article le processus d’édulcoration est à l’œuvre :
« […] plus étonnant ont été les slogans qui ont été scandés par des individus […] : « Sales juifs ! » Même s’il s’agit de cris isolés, qui ne reflètent pas ce qu’il en a été de l’ensemble de ce rassemblement, nous nous devons de dénoncer ces débordements inacceptables. »
Ce « nous nous devons de dénoncer » est lourd de sens. Il exprime que l’auteur de l’article est solidaire avec cette manifestation et ses participants mais qu’il se fait un devoir de dépasser cette solidarité pour en critiquer les « débordements inacceptables ». Admirable sens du devoir en vérité. Comme s’il était acceptable, comme s’il était possible, de faire moins que de dénoncer ces débordements.
Ce sens du devoir est magnifié par le « Même s’il s’agit de cris isolés », qui vient minimiser ces débordements. Mais que sont en vérité des « cris isolés » ? Certes le slogan n’a pas été scandé au mégaphone puis repris par la foule. Mais ces cris, répétés, n’ont fait l’objet d’aucune réaction des manifestants. Or cette passivité est plus significative que les cris eux-mêmes, car si les cris peuvent être vus comme « isolés », l’absence de réaction a elle été générale.
Des dizaines de manifestants ont entendu ces cris, on ne voit sur les images aucune réaction. Qu’un crétin crie «sales juifs », on ne peut pas en faire porter la responsabilité aux organisateurs de la manifestation ni aux manifestants dans leur ensemble. Mais qu’il le fasse à plusieurs reprises sans susciter aucune réaction parmi les « antiracistes » qui l’entourent, voilà qui est simplement révoltant.
Ce point mériterait donc de figurer parmi les comportements inacceptables que l’article se doit de dénoncer. Or ce n’est pas le cas. Cette absence de réaction est bien mentionnée, mais elle ne figure pas parmi les « débordements inacceptables », qui se limitent donc aux « cris isolés ». Les faits sont là mais ils sont édulcorés.
Poursuivons sur la manière dont les faits sont décrits. Des photos l’ont montré, on pouvait voir dans la manifestation des drapeaux palestiniens, une banderole proclamant « Israël laboratoire des violences policières » et des t-shirts « justice en Palestine ». Ces éléments sont centraux s’agissant de l’antisémitisme du deuxième type que j’ai mentionné plus haut. Si l’article veut comprendre comment des manifestants qui se proclament antiracistes crient « Sales juifs » dans l’indifférence des autres antiracistes autoproclamés, il doit faire le lien avec ces drapeaux, cette banderole et ces t-shirts. Il doit réfléchir au processus qui mène d’une envie de justice pour les palestiniens à l’antisémitisme.
Là encore, l’article mentionne ces éléments, se donnant une forme d’objectivité, mais il ne les met pas à la place qu’ils méritent. Alors qu’ils devraient être centraux dans la réflexion, ils ne figurent qu’ainsi : « Petite remarque au passage, Israël a-t-il quelque chose à voir avec la mort d’Adama Traoré ? Comment se fait-il que des militants propalestiniens aient investi également ce rassemblement, avec drapeaux palestiniens et banderoles agressives ? »
L’article devrait entreprendre de répondre à ces questions. Il pourrait risquer une hypothèse qui ferait le lien entre les drapeaux palestiniens, les banderoles contre Israël et les propos antisémites. Il ne le fait pas et se contente de poser ces questions bien anodines, en les introduisant par ce « Petite remarque au passage » dont le moins qu’on puisse dire et qu’il ne souligne pas l’importance de ce qui suit. Une fois de plus les faits sont là, mais ils ne sont pas mis à leur place.
L’exposition des faits semble exhaustive, donc honnête, et pour achever d’endormir notre méfiance l’article critique la réaction grotesque de Jean-Luc Mélanchon, « dont l’indignation semble sélective et qui, dans un tweet, parle de « ragots antisémites », comme si les cris de « Sales juifs » dans une manifestation antiraciste sont du registre des ragots ». Rien à redire à ce commentaire, et voici donc établi l’équilibre apparent entre la droite et la gauche. On ne pourra pas reprocher à l’article d’être à sens unique puisqu’il critique Jean-Luc Mélanchon.
Notre méfiance est endormie, la manipulation peut commencer.
Après un rappel encore une fois édulcoré (voire carrément biaisé) de la sinistre Conférence mondiale contre le racisme organisée par l’ONU à Durban (Afrique du Sud) en août 2001, il nous propose un cours d’histoire sur l’antisémitisme en France.
L’article ne va parler quasiment que de l’antisémitisme du premier type mentionné plus haut. Il lui consacre la presque totalité du paragraphe « Résonance historique », en mentionnant par exemple l’affaire Dreyfus, l’Action Française et Vichy. Plus près de nous il mentionne Dieudonné et Alain Soral dans un phrasé peu clair : « dimanche 26 janvier 2014 et à l’appel du collectif « Jour de colère », les fans probables de Dieudonné ou Alain Soral et/ou les habitués de la fachosphère ont (également) arpenté les rues, en chantant « Shoah nanas » […] ».
Dieudonné et Alain Soral sont donc cités mais sans référence à leur Parti Antisioniste, alors actif à l’époque. Ils sont rattachés de manière confuse (ce « et/ou » qui ici ne veut rien dire) à la fachosphère. Nous restons donc bien dans l’antisémitisme du premier type, l’antisionisme n’est même pas évoqué.
On peut supposer que va ensuite venir le tour de l’antisémitisme du deuxième type, car il est tout de même difficile d’ignorer complètement les nombreuses manifestations où, ces dernières années, des slogans purement antisémites ont été scandés par une foule haineuse sur le pavé parisien, allant même jusqu’à une véritable attaque contre des synagogues (rue des Tournelles et rue de la Roquette) le 13 juillet 2014. Cet antisémitisme là ne figure ici que de manière tout à fait marginale avec cette phrase : « Plus près de nous encore, le dimanche 17 février 2019, de petits agités ont vociféré des insultes antisémites contre le philosophe Alain Finkielkraut. »
De petits agités, donc. Que signifie « petits » ? Que signifie « agités » ? « Petits » se réfère-t-il à leur taille ou à leur âge ? « Agités » fait référence à un état passager d’excitation, à l’opposé d’une haine violente et viscérale. En outre ces insultes antisémites sont proférées à l’encontre du seul Alain Finkielkraut, que les lecteurs du Nouvel Obs ont appris à détester. Peut-être ne sont-elles là qu’en référence à la judéité de leur destinataire et non pas comme des propos intrinsèquement racistes qui viseraient tous les juifs. Bref, tout est fait pour nous rassurer. L’antisémitisme du deuxième type ne doit pas nous inquiéter, il n’existe pas, ce ne sont que de petits agités, des enfants qui s’énervent contre Alain Finkielkraut.
Dans tout cet article, l’antisémitime du deuxième type, qui devrait être le sujet central, n’apparaît que sous la forme de ces « petits agités ».
Vient ensuite la conclusion, sous le titre « Quel antiracisme ? ». Elle est presque entièrement constituée d’une citation de Pierre-André Taguieff. Elle est longue mais n’y figure aucune référence aux juifs ni à l’antisémitisme. L’abondante bibliographie de Taguieff regorge pourtant de livres qui abordent ce sujet et il a consacré de nombreux chapitres à une analyse détaillée de l’évolution de l’antisémitisme dans la société française. Il aurait été facile de trouver de lui une citation qui aurait pu éclairer la question de ce comportement antisémite au sein d’une manifestation officiellement antiraciste.
Mais cet article n’a visiblement pas vocation à éclairer cette question. Son objet est exclusivement d’aiguiller le lecteur vers l’antisémitisme d’extrême droite. L’antisémitisme du deuxième type, qui est clairement à l’origine des cris dont il est question, est totalement ignoré. Une fois de plus.