
Par Bertrand Fitoussi
Romain Gary qui publie sous le nom d’Emile Ajar et qui obtient deux fois le Goncourt, Philip Roth qui n’a écrit aucun de ses romans: ces impostures sont des plaisanteries d’écoliers comparées au remplacement de Milan Kundera par un sosie.
Racontons les mille rebondissements de cette incroyable histoire, qui vont nous entraîner de Tbilissi à Prague, en passant par Saint Germain des Prés, Fort de France, Tel Aviv, Brest, Berlin, Moscou et le Stade de France.
1984, l’année où tout se joue
Début 1984, « l’Insoutenable légèreté de l’être » débarque en librairie. Invité vedette d’Apostrophes, Kundera séduit Pivot, la France, le monde entier. Un très grand auteur est révélé à la planète, avec une œuvre romanesque déjà immense.
Il a quitté la Tchécoslovaquie en 1974 pour se réfugier en France. Il habite à Paris.
Platini aussi
Printemps 1984. Les bleus de Michel Hidalgo, Platini, Giresse, Tigana et Bats, triomphent lors de l’Euro organisé en France. Le ballon d’or Michel Platini a marqué 9 buts en 5 matchs, du gauche, du droit, de la tête. Platini, génie, Platini, meilleur joueur du monde. La France est tout en haut.
Opération secrète « Vincent », le rôle clé de la RDA
La France, ce pays arrogant et jalousé, ne peut posséder le meilleur joueur de football du monde, être champion d’Europe, et, en plus, accueillir le plus grand écrivain du monde.
Trop c’est trop pour les puissances étrangères.
Dans une réunion secrète à Tbilissi au mois d’août 1984 (pourquoi Tbilissi, nous ne le saurons jamais), les soviétiques obtiennent de la CIA qu’elle ne s’oppose pas à l’opération « Vincent ».
Pourquoi ce choix du nom « Vincent »? Plusieurs versions s’affrontent. Certains prétendent que « Vincent, François, Paul et les autres » était un film apprécié derrière le rideau de fer. Mais alors pourquoi pas François ou Paul? D’autres qu’il s’agit d’un clin d’œil à David Vincent, vous savez celui qui avait vu les extraterrestres prendre forme humaine, dans la série « Les Envahisseurs ». Mais dans ce cas, pourquoi pas David? Ce mystère reste à éclaircir.
Les Soviétiques souhaitent rester discrets pour ne pas gêner les communistes français, qui, à l’époque, éditent Pif Gadget, hebdomadaire que l’on trouve dans toutes les toilettes du Kremlin. Ils délèguent l’opération à leur meilleur satellite, la RDA (Allemagne de l’est, c’était comme l’Allemagne de l’ouest, mais en pire). Les Allemands, même à l’est, détestent les footballeurs français ; ils éprouvent une admiration sans limite pour le boucher Schumacher qui a agressé Battiston à Séville en 1982.
La Stasi choisit une jeune chercheuse en chimie quantique, peu douée en chimie, pour diriger l’opération Vincent. On cherche à l’attirer en lui promettant la chancellerie allemande lorsque l’Allemagne sera réunifiée. Elle refuse. « Je ne suis pas une imbécile, l’Allemagne ne sera jamais réunifiée ». On lui promet son diplôme. Elle accepte. Elle obtiendra la mention très bien, dans une thèse médiocre où elle confond les aldéhydes et les alcools ; elle fera même exploser une pipette dans l’épreuve pratique en se trompant sur le PH.
La jeune femme, une certaine Angela Merkel, séjourne à Prague. Pendant des semaines, elle ne trouve rien. Elle finit par dénicher par hasard un sosie de Kundera! Un plombier qui réparait un urinoir des toilettes hommes d’un bar de travestis (on ne parle pas encore de LGBT). Que faisait Angela dans les toilettes hommes? « Il y avait la queue côté femmes, j’avais trop envie », expliquera-t-elle, sans convaincre, lors de son débriefing à Berlin Est. Elle recrute le plombier en promettant de ne pas révéler des détails sordides sur sa vie privée. L’homme n’a pas le choix. Il prendra la place du grand écrivain.
Milan Kundera enlevé en plein Paris
Un peu plus tard, le 12 septembre 1985, Milan Kundera, le vrai, est enlevé en plein Paris, devant le café de Flore. Le pauvre est jeté dans le coffre d’une Mercedes immatriculée en RDA, puis transféré du Bourget, par avion de l’Aeroflot, dans un bungalow du club méditerranée en Martinique, les Boucaniers. On lui met en main un marché ignoble : s’il accepte de disparaître, d’appeler son éditeur, de déclarer qu’il ne veut plus jamais être vu en public, ne plus jamais être photographié, interviewé, on le laissera couler des jours tranquilles en Martinique. Aimé Césaire, un ami qu’il apprécie, viendra souvent prendre le thé avec lui. On lui apportera les accras de morue de Mami Nini, les meilleurs.
La Stasi possède une information confidentielle livrée par les services tchécoslovaques : Kundera est porteur d’une maladie génétique congénitale rare, il est allergique au kitsch.
Si tu refuses, lui dit-on, tu seras obligé d’assister aux spectacles du Club Med, et tu devras même participer aux « crazy signs » avec les GOs. Pire, on te forcera à regarder « Kramer contre Kramer » et « Nos plus belles années », deux films hollywoodiens, kitsch à pleurer, qu’il exècre. Kundera accepte, quel autre choix a-t-il franchement?
Plus jamais on ne verra le vrai Kundera
Le faux Kundera, pour donner le change, s’installe dans l’appartement du vrai, à Paris. La femme de Kundera, Véra, est complice ; elle ne supportait plus de vivre avec un intellectuel. « Il était toujours dans la lune, perdu dans ses idées, il ne s’intéressait pas à notre décoration, il ne m’écoutait jamais. En plus il ne savait même pas changer une ampoule ». Vivre avec un plombier bricoleur et taiseux est pour elle un grand bonheur, un accomplissement.
Kundera et son sosie n’apparaîtront plus jamais en public. Quelques photos volées du sosie circuleront plus tard sur le net, vite effacées par des hackers russes et indiens. Un communiqué de presse, rédigé par Angela Merkel, prétend que Kundera ne veut plus être vu ou interrogé ; il souhaite, soi-disant, que l’on ne s’intéresse qu’à son « œuvre ». Tout le monde avale ces billevesées. Quelle naïveté incroyable.
Sortie de « L’Immortalité »
Gallimard possède déjà un manuscrit, écrit en tchèque par le vrai Kundera, avant son enlèvement, « L’Immortalité ».
Le roman, immense chef d’œuvre, est publié en 1988. L’éditeur s’étonne de l’absence de corrections de l’auteur. Le faux Kundera a reçu les épreuves mais n’a même pas compris de quoi le livre parlait. Qui sont ce Goethe et cette Bettina? Alors il répond des courriers sibyllins, écrits pour lui par des militants de l’Unef, qui travaillent pour la Stasi : « Cela me convient, chacune et chacun apprécieront, je pense. Veuillez agréer, Monsieur l’éditeur, ma haute considération, et le bonjour à toutes et à tous ».
Gallimard n’est pas plus étonné que cela, la plupart des romanciers sont des drogués, des alcooliques, des tueurs en série ou des pédophiles de toute façon, alors la nouvelle originalité de Kundera, avec sa décision de disparaître aux yeux des journalistes et du public, passe pour un moindre mal. Gallimard est persuadé qu’on ne va pas lui refaire deux fois le coup d’Émile Ajar. Il ne faut pas nous prendre pour des « ânes intégraux », se dit-on chez Gallimard, en référence au diplôme d’âne intégral remis par le Professeur Avenarius au journaliste Bernard Bertrand dans « L’Immortalité ».
Après « L’Immortalité », plus rien, que faire?
Mais un problème se pose. Le sosie de Kundera, ce pauvre plombier tchèque piégé par la Stasi, est presque analphabète. Il est incapable de poursuivre l’œuvre de Milan Kundera. La Stasi, avec l’aide, cette fois, de l’antenne de la CIA à Paris (les archives de Langley le prouvent), embauche un jeune Français talentueux de 20 ans, Patrice Jean. Il accepte, menacé lui aussi, d’être le nègre du sosie de Kundera. On lui demande d’écrire « à la Kundera ». On ne lui donne qu’une contrainte : le héros de son roman doit s’appeler Vincent, en hommage à l’opération Vincent. Cette puérilité vient d’Angela Merkel, qui insiste beaucoup, dans une conférence téléphonique avec Langley.
Roman après roman, de « Risibles amours » au « Livre du rire et de l’oubli », en passant par « La Valse aux adieux », dans son style inimitable, léger, ironique mais profond, Kundera a développé une esthétique nouvelle du roman : l’exploration de thèmes sans se prosterner devant ce qu’il appelle « la story », cette supposée nécessité de suivre une action et des rebondissements. Il emprunte des chemins de traverse où digressions, interventions de l’auteur, intrigues secondaires, fantaisies, sont autorisées à son génie créatif.
Patrice Jean écrit un roman, « La Lenteur », dont le personnage principal, motard à la voix peu virile, s’appelle Vincent. Il utilise une forme « à la Kundera », en mélangeant une action contemporaine avec une nouvelle de Vivant Denom, « Point de lendemain ». Vivant Denom est un auteur du 18ème siècle connu surtout de nom. La forme est si originale que tout le monde se laisse prendre, d’autant que, pour brouiller les pistes, Patrice Jean a introduit un personnage de chercheur tchèque.
Le problème du langage
Seulement voilà : le roman est écrit en français, pas en tchèque. Que faire? À ce stade, la CIA et la Stasi ne s’en sortent plus, empêtrées dans leurs mensonges sans queue ni tête. Le KGB abandonne, dépassé. La probabilité d’être démasqués est de plus en plus grande. Un scandale mondial monterait jusqu’au plus haut niveau, c’est à dire jusqu’à Mitterrand. Or tout le monde a peur de Mitterrand ; rancunier, il espionne les conversations, a mauvais caractère, contrôle les grandes entreprises, distribue faveurs et punitions. Ce serait une catastrophe sans précédent.
Heureusement le Mossad est là
En désespoir de cause, les services de l’ouest et de l’est, dépassés, s’adressent aux meilleurs: le Mossad. Les Israéliens proposent une première solution : tuer tout le monde, Kundera, son sosie, Aimé Césaire, Mami Nini, le chef du village du club de Martinique, Patrice Jean, Angela Merkel, et, pour détourner l’attention du public, Demis Roussos, qui n’a rien à voir avec cette histoire. Cette solution est rejetée par le Président Reagan : il est fan de Demis Roussos.
Le Mossad invente alors une histoire à dormir debout, fidèle à sa devise, « Kachol sheze gadol ioter ze mekoubal ioter« , (« Plus c’est gros mieux ça passe »). C’est tellement simple que personne n’y a pensé. Complètement invraisemblable, mais comme le dit le directeur du Mossad, dans un conférence call de février 1988, entre Tel Aviv, Moscou et Washington, retrouvé dans les archives : « Au point où on en est, les gars, allons-y à fond! ».
Les Israéliens proposent tout simplement de raconter que, dorénavant, Milan Kundera écrit en français. Oui, vous avez bien lu. Le plus grand écrivain mondial de l’époque, un Tchèque, dont toute l’œuvre romanesque, titanesque et merveilleuse, est écrite en tchèque, se serait soudain mis à écrire en français. Ahahahahaha! N’importe quoi! Et le plus incroyable dans cette histoire : ça passe! Les gens y croient! À ce niveau de crédulité, c’est de l’art.
Des essais et des romans courts en français, écrits par Patrice Jean
La Lenteur est publiée avec un bon succès critique. Personne ne remarque rien. Patrice Jean, un grand fan de Kundera, en profite pour écrire plusieurs essais, en reprenant, en partie, des notes de cours d’étudiants de Kundera à Brest, en recopiant, en changeant à peine quelques virgules, des passages entiers du professeur québécois François Ricard, spécialiste de Kundera, voire en publiant de vielles conférences de Kundera. « Les Testaments trahis », « Le Rideau », « Une Rencontre », sortent en librairie. Le secret tient toujours.
Et un, et deux, et trois zéro
Vers la fin des années 90, un nouveau problème surgit. Puisque le rideau de fer a disparu, le monde entier s’interroge : mais pourquoi donc Kundera ne retourne-t-il pas en République tchèque? C’est en réalité impossible pour le sosie plombier, il serait démasqué immédiatement.
Les services choisissent d’abord d’essayer de détourner l’attention du grand public. La coupe du monde 1998 est truquée pour favoriser la victoire de la France. Thuram est remplacé par un sosie ayant le sens du but à la mi temps de la demi-finale contre la Croatie, Ronaldo est drogué avant la finale. Pendant quelques mois, tout le monde oublie Kundera, on ne parle que de Zizou.
Mais de nouveau en 1999, on presse l’écrivain de retourner à Prague. Sur commande, Patrice Jean écrit alors « L’Ignorance », roman qui explique (je simplifie à peine) que les exilés ne veulent pas rentrer et qu’il faut leur lâcher la grappe, ça suffit maintenant.
Malin.
La manœuvre réussit. Le monde est persuadé que si Kundera ne rentre pas, c’est par choix personnel et qu’il faut arrêter de lui poser des questions.
Le sosie de Thierry Henry
Même lorsque, avant la coupe du monde 2010, Thierry Henry est, à son tour, remplacé par un sosie qui ne sait pas jouer au football, et court très lentement, personne n’effectue le rapprochement avec la méthode utilisée pour Kundera en 1985! Personne!
Patrice Jean est un vrai écrivain, avec une plume et des idées. Il est un peu las de rester dans l’ombre. Il finit par publier des romans sous son propre nom. En 2017, « L’Homme surnuméraire » est une véritable réussite. Personne n’émet de réserves. Pourtant il est évident que certaines inspirations sont communes, comme les intellectuels peints en « danseurs » dans « La lenteur » et la scène du philosophe et du romancier à Dinard dans « L’homme surnuméraire ».
Un sosie qui parade à St Germain des Prés
Pendant ce temps, le plombier tchèque sosie de Kundera mène la grande vie. Invité à toutes les fêtes de BHL, il parade au Flore, séduit les belles intellectuelles parisiennes qui gravitent autour du milieu intellectuel germanoprotin. Aveuglées par l’aura du grand écrivain, elles donnent leurs corps au sosie, sans s’étonner de ses grosses mains et de ses manières frustres. L’une d’elles raconte à une amie que Kundera, vraiment, quel humour ce type, car à sa question « As-tu un joint », il a répondu « Oui », et sorti de sa poche un joint d’étanchéité de baignoire. D’autres, agréablement surprises, se félicitent d’un évier débouché, pendant la nuit, par leur amant célèbre. Aucune ne comprend qu’elle a partagé son lit avec l’imposteur du siècle.
La Fête de l’insignifiance
Patrice Jean, lui, ne bénéficie pas des dividendes de la notoriété. Il reste dans l’ombre, menacé par plusieurs services secrets. BHL ne le convie pas à ses soirées avec des femmes superbes.
Fin 2017, Finkielkraut l’interroge dans son émission « Répliques », sur France Culture, à propos de son roman, « L’Homme surnuméraire ». Finkielkraut, pourtant un des meilleurs spécialistes de Kundera, interroge l’auteur secret de « La Lenteur », de « L’Identité » et du « Rideau », sans se douter de quoi que ce soit!
Pauvre Patrice Jean. Il est prouvé que passer dans l’émission « Répliques » diminue la probabilité d’être invité dans des soirées avec des filles, à l’inverse de « On n’est pas couché ».
Déprimé, il publie en 2014, sous le pseudo de Kundera, un roman intitulé « La Fête de l’insignifiance », où, de manière presque transparente, il dénonce les fêtes de BHL, la vacuité de la vie de ce plombier tchèque sosie de Kundera. La fête n’est insignifiante que pour ceux qui ne sont pas invités.
Le livre est moins convaincant comme « kunderien » que ses précédents. Patrice Jean, même dans son rôle de nègre, a fini par développer son propre style.
Du coup, la coupe du monde 2018 est truquée pour qu’une nouvelle victoire de la France éloigne les questions gênantes. On détourne les yeux de « La fête de l’insignifiance » pour regarder Mbappé. Bien joué, une fois de plus, le coup est passé près.
La parole se libère
Finalement, grâce à #metoo et au climat de « libération de la parole », j’ai pu avoir accès aux témoignages des principaux protagonistes, même s’ils préfèrent encore garder l’anonymat. J’ai également consulté les archives de la Stasi.
On sait presque tout aujourd’hui.
Au Club Med des Boucaniers, le vrai Kundera peut enfin, après 35 ans, aller dîner au restaurant devant la mer, plus besoin de rester en chambre ; malheureusement le confinement l’en empêche.
Maintenant que la vérité est connue, il faudra se pencher sur ce mélange d’aveuglement volontaire et de copinage entre l’édition et la presse, entre les élites mondialisées et les grandes institutions internationales, qui a empêché de révéler une imposture, pourtant évidente, pendant tant d’années. Il faudra démêler un à un les mécanismes de la dissimulation. Nous ne sommes qu’au début de ce gigantesque travail.
Seule une totale transparence permettra d’éviter la répétition d’un tel scandale. Pour cela, la parole doit se libérer partout. Et vite.
Un numéro vert a été créé : 0 878 567 458.
La vérité entière doit être connue du très grand public, et bien au delà.