Par Bertrand Fitoussi
1) La boussole qui indique la meilleure idée progressiste possible
Dans les années 80, Milan Kundera possédait un statut d’écrivain et d’intellectuel mondial. Au milieu de la décennie, il préféra « disparaître » définitivement. Ne plus s’expliquer, ne plus participer à des conférences, ne plus répondre aux journalistes. Laisser parler son œuvre. J’ai déjà écrit qu’il s’agissait d’un acte héroïque.
Cet immense écrivain n’a jamais obtenu le prix Nobel de littérature.
Pourquoi?
Dans « Le Livre du rire et de l’oubli », Kundera décrit une famille française vers la fin des années 70. Les parents mais aussi leur fille de 14 ans, défendent becs et ongles les seins nus sur la plage. Cette famille est une « boussole » nous dit Kundera. Une boussole qui désigne toujours la bonne direction, celle de « la meilleure idée progressiste possible », et à ce moment là, la meilleure idée progressiste possible c’est le droit d’avoir les seins nus sur la plage. L’idée en elle-même importe peu, elle aurait pu être autre, voire inverse. Cette famille-boussole ne se demande pas ce qu’elle pense, elle se demande ce qu’il faut penser : il faut épouser la meilleure idée progressiste.
Cette famille archétypale existe toujours, chacun d’entre nous en connait une. Les idées changent, les modes passent, mais la boussole qui indique « la meilleure idée progressiste possible » est une permanence humaine, comme la plupart des métaphores kundériennes. C’est une part du génie de Kundera de mettre des mots, des métaphores, sur des attitudes existentielles intemporelles.
2) Le jury Nobel est lui aussi une boussole
Pour des raisons que j’ignore (peut-être parce qu’en Suède les intellectuels lisent les deux journaux mondiaux « de référence » de langue anglaise, Le Guardian et le New York Times, dont l’objet est justement d’être une boussole qui indique la meilleure idée progressiste possible), le jury Nobel est l’équivalent de la famille française décrite par Kundera.
Depuis quelques années, la meilleure idée progressiste possible c’est #metoo.
La vague #metoo surfe sur une vague un peu plus ancienne, au nord de la boussole progressiste : la vague des identités. On compte les femmes, les blancs, les jaunes, les hommes, les bleus, les verts, on donne une cuillère pour les bleus, une pour les rouges ; on a tourné le dos à l’universalisme. On ne donne plus les prix en fonction de l’œuvre mais en fonction du sexe, de l’origine, ou de la conformité supposée des écrits avec #metoo et avec la vague des identités.
3) « L’esprit du procès » (« Les Testaments trahis »)
Or Kundera a été accusé de misogynie par des personnes se prétendant « féministes ». (Je mets des guillemets car la forme de violence idéologique qui, aujourd’hui, prétend démontrer qu’il existerait un « patriarcat systémique », -sorte de monstre du Loch Ness idéologique-, en victimisant les femmes, en encourageant la misandrie, au nom de la lutte contre la misogynie, en confondant différences sexuées et inégalités, et en étant littéralement obsédée par les quotas, n’a rien à voir avec le féminisme sans guillemets, ce combat pour l’égalité des droits, gagné en occident. Combat qui aurait d’ailleurs dû se déployer en dehors d’occident si ce faux « féminisme » occidental ne l’en éloignait pas.)
Le romancier britannique Jonathan Coe, dans un article du Guardian de 2015, s’interrogeait sur l’importance actuelle de Kundera. Dans une partie de l’article, (alors qu’on ne lui demandait rien), il décida qu’il devait résumer le procès en misogynie intenté à Kundera par des imbéciles.
Voici l’extrait dans lequel Coe parle de ce procès (traduit en français*):
« Le procès féministe contre Kundera a souvent été mené. C’est peut-être Joan Smith, dans son livre « Misogynies », qui est la plus complète ; elle soutient que « l’hostilité est le point commun de tous les écrits de Kundera sur les femmes ». Comme exemple, elle cite beaucoup de passages, dont un particulièrement inconfortable du « Livre du rire et de l’oubli », dans lequel le narrateur a un rendez-vous secret avec une éditrice qui prend des risques personnels pour publier ses textes. Elle a si peur qu’elle perd le contrôle de ses intestins. La réaction principale du narrateur, inexplicable, est « … une envie frénétique de la violer… Je voulais la contenir toute entière avec sa merde et son âme ineffable ». C’est un passage affreux, sans aucun doute, mais j’y vois plus une diffamation contre les hommes que quoi que ce soit d’autre.
Pour répondre aux terribles exemples de Smith, nous pouvons citer plusieurs personnages féminins -particulièrement dans ses derniers romans- qui sont au moins aussi caractérisés que les hommes. « L’Ignorance » est mon préféré parmi ses plus récents, peut-être parce que son héroïne, Irena, est un personnage complexe et sympathique, dont l’attitude ambivalente vis à vis de l’exil est examinée avec esprit et compassion. Mais même là, à la fin du livre, la dernière image d’Irena est voyeuriste et objectifiante, elle dort nue les jambes écartées, sous le regard de son amant (…). Pourquoi Kundera éprouve-t-il le besoin d’exposer ses femmes avec tant de cruauté? Et comment a-t-il pu écrire un essai de 150 pages sur le roman européen en ne mentionnant qu’un écrivain femme, Agatha Christie?
Je ne peux m’empêcher de penser que si quelque chose doit diminuer la réputation de Kundera dans le futur (…) ce sera son terrible androcentrisme. J’évite le mot « misogyne » car je ne pense pas qu’il hait les femmes, ou leur est vraiment hostile, mais il semble voir le monde d’un point de vue seulement masculin, et cela limite ce qui aurait été, sans cela, l’ampleur illimitée de son œuvre comme romancier et essayiste. »
Ce passage de l’article de Coe est terrifiant de moralisme. Coe se croit pourtant modéré, me semble-t-il. Il utilise le procédé qui consiste à confondre l’objectivité et la neutralité. Se situer à égale distance du n’importe quoi et du rejet total du n’importe quoi n’est pas de l’objectivité, mais c’est bien de la neutralité. Cette neutralité permet toujours aux extrémistes de marquer des points en intentant des procès en n’importe quoi à n’importe qui.
Exposer un point de vue ridicule, de « féministes », qui, on ne sait de quel droit, ni dans quel but, décident d’intenter un procès absurde à un grand auteur, en montrant, au passage, leur incompréhension totale de la littérature (des personnages féminins peuvent être antipathiques, et alors?), en montrant aussi qu’elles n’ont pas lu l’œuvre de Kundera (et Agnès, le personnage merveilleux de « L’Immortalité », par exemple?), puis ne retenir qu’une partie de l’accusation, en se voulant modéré, c’est trouver Joseph K., le personnage du « Procès » de Kafka, moins coupable que ne le pense le tribunal, mais un peu coupable quand même.
Coe décrète, du haut de sa sagesse, que Kundera ne hait sans doute pas les femmes (Merci Monsieur le Juge pour votre indulgence!) mais qu’il fait preuve d’androcentrisme!
Androcentrisme? Avec cet argument absurde, Elena Ferrante, dans son chef d’œuvre « L’Amie prodigieuse » ferait preuve de gynocentrisme! Scoop incroyable: un homme voit le monde avec les yeux d’un homme, et une femme avec les yeux d’une femme. En réalité, dans un roman, l’auteur peut choisir de montrer le monde sous des yeux féminins ou masculins, ou les deux, fin de la discussion. Enfin, s’interroger pour savoir si, lorsqu’un écrivain raconte qu’un homme a eu envie de violer une femme, il s’agit d’une incitation misogyne au viol, c’est prétendre qu’écrire sur l’âme humaine est une apologie du crime. Dans le passage en question du « Livre du rire et de l’oubli », Kundera s’interroge en réalité sur le désir : comment la faiblesse du corps, sa misère, peut parfois déclencher un désir violent. Y lire une relativisation du viol, c’est être aveuglé par l’obsession idéologique. Quand pour « défendre » Kundera, par neutralité, Coe explique que ce passage est finalement plus misandre que misogyne (il diffamerait les hommes!), on a le droit d’éclater de rire. Plaignons ces gens, qui en sont à compter le nombre d’écrivains femmes cités par Kundera, plaignons-les, d’être aussi obsédés par « les » femmes, « les » hommes, et la pseudo haine sexiste qu’ils recherchent frénétiquement partout. L’esprit du procès est en eux.
En résumé, Jonathan Coe n’aurait bien sûr même pas dû mentionner ce procès absurde dans un texte sur la place de Kundera dans l’art.
Mais au diable les polémiques, mettons tout le monde d’accord : quelle que soit l’importance que Jonathan Coe veut bien, dans sa magnanimité, attribuer à Milan Kundera dans la littérature actuelle, elle demeure infiniment supérieure à celle de Jonathan Coe.
4) « L’esprit du procès » expliqué par Kundera
Voilà pourquoi, sans doute, l’auteur de « L’Insoutenable légèreté de l’être » n’a jamais eu le Nobel. Le moindre soupçon de misogynie envoie dans la zone sud, la zone non nobélisable. La boussole pointe vers #metoo.
Le plus incroyable, c’est que ce procès ridicule, intenté au maître franco-tchèque comme à beaucoup de grands auteurs (par exemple Philip Roth), vivants ou même morts, Kundera l’avait prévu, expliqué, comme un signe de notre temps.
Dans « Les Testaments trahis », il part des deux mots clés légués par Kafka, « le procès » et le « tribunal ». Lire « Le Procès » de Kafka comme une sorte de dystopie annonçant le stalinisme et le nazisme, est une lecture erronée, explique-t-il. Kafka a découvert un phénomène, l’esprit du procès, qui préexistait comme possibilité humaine, et dont l’avènement, au vingtième siècle, est sans doute plus lié au développement des médias de masse qu’à un système politique. S’appuyant sur Kafka, Kundera en démonte les mécanismes:
« Le tribunal (…) est une force qui juge, et qui juge parce qu’elle est force ».
« Le procès intenté par le tribunal est toujours absolu (…) : il concerne non pas un acte isolé, un crime déterminé (…) mais la personnalité de l’accusé dans son ensemble. »
« L’esprit du procès ne reconnait aucune prescribilité ; le passé lointain est aussi vivant qu’un évènement d’aujourd’hui ; et même une fois mort, tu n’échapperas pas ; il y a des mouchards au cimetière. »
« L’esprit du procès c’est la réduction de tout à la morale ».
« Depuis à peu près soixante-dix ans, l’Europe vit sous un régime de procès. » (Phrase écrite en 1993).
Et enfin toujours dans « Les Testaments trahis » en 1993:
« Si on ne veut pas sortir de ce siècle aussi bête qu’on y est entré, il faut abandonner le moralisme facile du procès (…) ».
Depuis, rien n’a été abandonné.
La politique des identités et le néo-« féminisme » ont au contraire donné une accélération mondiale au moralisme du procès (nous sommes entrés dans le vingt et unième siècle plus bêtes encore que nous ne sommes sortis du vingtième).
Soumis à l’esprit du procès, le jury Nobel oublie les œuvres pour lire les enquêtes des membres auto-saisis du tribunal dans les grands journaux de référence.
Une boussole doit indiquer le nord.
5) Kundera désigné Nobel en 2019? On y croit quand même!
Pour des raisons obscures qui ressemblent autant à un Vaudeville qu’à une péripétie de #metoo, le prix Nobel de littérature a été mis en sommeil l’an dernier. Le jury a décidé d’attribuer deux prix pour 2018 et 2019 (jeudi 10 octobre).
On peut donc espérer la « parité ». Une cuillère pour une écrivaine intersectionnelle, qui aurait écrit sur le harcèlement et le viol (idéalement, elle serait une amie de Michèle et Barak Obama) et une cuillère pour Kundera. 50/50. La parité, c’est la meilleure idée progressiste possible du moment puisque les seins nus sur la plage c’est terminé.
C’est peut-être notre chance, enfin, -Kundera a plus de 90 ans-, de voir le génie qui a illuminé notre vie par ses écrits, son intelligence, son humour, connaître la reconnaissance qu’il mérite. Notre chance, à tous (et à toutes), de lire un discours de Kundera au Nobel, un discours qui sera peut-être encore plus beau que celui, génial, de Jérusalem en 1985 (discours prononcé lors de la remise du prix de Jérusalem, on peut le trouver dans « L’Art du roman », « L’homme pense, Dieu rit ».)
Je termine par une note personnelle, je cite un ami, qui lisait Kundera comme moi dans les années 80, et qui avait un jour eu cette fulgurance, qu’il a sans doute oubliée, 30 ans après (moi, elle me suit chaque jour):
« Quand on lit Kundera on réalise qu’en fait on n’est pas fou. »
* La traduction du passage de Coe est de moi, mais pour la citation de Kundera dans le passage, j’ai pris le français de l’édition Gallimard
Merci pour ce super article. Ne rêvez pas toutefois, Kundera n’aura pas le Nobel, mais ça n’a pas grande importance. Il vaut mieux le lire. Je viens de lire « La Valse aux adieux », un délice que je recommande.
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Merci pour cet article qui m’a beaucoup plu. Je partage cette critique de l’hypocrisie de la « famille boussole » archétypale que l’on retrouve dans le jury du prix Nobel. Elle a, selon moi, hérité de l’équilibre de l’Homme civilisé sans l’avoir construit elle-même, et refuse de se replonger dans ses anciens mécanismes de construction. Le travail de Kundera est justement de « mettre des mots, des métaphores, sur des attitudes existentielles intemporelles » en tout territoire accessible à l’imaginaire pictural archaïque, qui coïncide souvent avec les zones d’ombre que l’Homme civilisé ne contrôle pas. Je pense que l’on pourrait expliquer la violence de « l’esprit du procès » par la force du refus de se replonger dans ces zones grises décrites et analysées par des écrivains comme Kundera.
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Magnifique. Bravo.
Je relis l’insoutenable.
Un bonheur.
On y croit!
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Merci pour l’article mais je suis d’accord avec les commentaires précédent, il n’aura jamais le nobel
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Merci beaucoup !
« Quand on lit Kundera on réalise qu’en fait on n’est pas fou. »
et
Quand on lit ce que vous-avez écrit on sent qu’en fait on n’est pas seul.
Le grand maitre du l’art de roman va toujours avoir ses élèves.
Anton Panic
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Merci pour cet article.
Attention néanmoins à la coquille … « Quelle que soit l’importance » et non « quelque soit ».
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