Par Bertrand Fitoussi

Je veux aujourd’hui me concentrer sur le mot blasphème car je vais en commettre un.

Sur Panthéon Foot, j’ai plusieurs fois abordé le thème du blasphème. Deux fois à propos de Charlie Hebdo, évidemment. Et une fois, plus légèrement, à propos de Federer, dans un post intitulé « Blasphémer Federer« .

On ne comprend rien au blasphème si on ne réalise pas son caractère absolument relatif. Certes le blasphème déboulonne toujours le sacré, sauf que le sacré, personne ne peut le définir. Ou plutôt, si, on peut le définir, mais il y a une définition par être humain.

Pour un musulman intégriste, on voit à peu près ce que peut recouvrir le sacré (et encore), quelque chose comme le Coran et ce qui s’y rapporte.

Mais pour les autres? Quelque soit l’objet du sacré, le mécanisme est le même: si tu touches à mon sacré, tu blasphèmes, donc tu mérites une punition.

Mon sacré à moi c’est Philip Roth* et Milan Kundera.

Je vais blasphémer.

Arrêtez de lire maintenant, sinon vous allez être choqués.

Je vais critiquer non Milan Kundera (il ne faut quand même pas trop m’en demander), non, je vais critiquer Philip Roth.

Pardon.

Car j’ai relu pour la quatrième fois « La Contrevie ». « La Contrevie » est unanimement reconnue comme un des grands chefs d’œuvre de Roth. Pour les Rothiens, c’est un de ses romans les plus parfaits. Peut-être le meilleur avec « Le Théâtre de Sabbath« .

Pourtant, j’ai toujours eu un peu de mal à le finir. Alors, j’ai pris une décision incroyable : en effectuer une lecture critique. C’est si difficile pour un croyant. Normalement je lis Roth avec dévotion, je le lis avec le regard que l’on porte sur l’imperfection physique du corps d’une femme aimé, un regard aveugle par intermittence. J’ai cette fois tenté de le lire les yeux ouverts comme un athée, sans jamais ciller.

Alors voilà.

Au début, c’est parfait.

La première partie (environ 70 pages dans l’édition Folio) est sans doute ce que Roth a écrit de mieux. Au moment de « La Contrevie », il a 40 ans, il a déjà eu des prix littéraires, connu un succès mondial, écrit des romans qui resteront comme « Portnoy » ou « Ma Vie d’homme ». Il est mûr. Les personnages plantés en une demi page, l’imagination, la transgression, la capacité à écrire ce que d’habitude on n’écrit pas, c’est à dire les seules choses qui vaillent la peine d’être écrites, l’exubérance, ce foisonnement qui donne un plaisir de lecture unique, tout Roth est là. Puis le livre continue à voler, avec des passages sur Israël qui restent d’actualité et capturent toute l’ambiguïté du conflit en un chapitre, une narration vertigineuse qui entraîne le lecteur dans un jeu mental fascinant sur les deux frères Zuckerman, Henry, le dentiste et Nathan, l’écrivain. Où est le roman, où est le roman dans le roman? Et on se dit, merci Monsieur Roth, merci, quel bonheur, quel plaisir, merci! Et Henry entre chez Nathan, et il fouille dans ses papiers, et c’est magnifique, et on pense « oui, bien sûr, c’est du niveau du « Théâtre de Sabbath », c’est parfait ». Mais on est page 320 (dans l’édition Folio) et soudain, voici un dialogue entre Maria et on ne sait qui. Et c’est ABSOLUMENT N’IMPORTE QUOI. Et c’est MAUVAIS. Et il y a 120 pages de plus. Et je mets des majuscules pour indiquer mon blasphème. Même si le jeu entre le livre et le livre dans le livre continue, on se demande vraiment pourquoi Roth n’a pas été capable de jeter ces 120 pages. Exactement comme Kundera le lui aurait sans doute conseillé (c’est un des conseils que Kundera donne aux romanciers : tout ce que vous écrivez n’est pas sacré, jetez, jetez, et même brûlez pour éviter que des idiots publient après votre mort). Mais voilà ces 120 pages ont été publiées, et c’est MAUVAIS, et c’est sans intérêt, et on s’en fiche de cette Maria et de cette histoire de maison sur la Tamise à Chiswick. Et on se dit : comment un roman qui était ridiculement exceptionnel jusqu’à la page 320 peut-il devenir aussi ennuyeux et sans intérêt?

En réalité, je réalise aujourd’hui qu’à chacune de mes lectures de « La Contrevie », j’ai ressenti cette pénibilité à la fin. Mais je me suis menti à moi-même (qui suis-je pour critiquer Dieu?), et aux autres (on va me trouver prétentieux et bête). Avec l’âge, les inhibitions diminuent et je le dis haut et fort : le dialogue juste avant et la cinquième partie « Terre chrétienne » sont MAUVAIS.

Chers lecteurs, lisez quand même « La Contrevie », vous allez vous régaler, pleurer de bonheur, mais arrêtez-vous vers la page 320. Quand Maria dialogue avec on ne sait qui, refermez le roman.

Dans « Le Lambeau », Philippe Lançon déclare qu’il aime Roth mais qu’il n’a jamais pu finir un seul de ses romans. Je l’avoue, cette phrase de Philippe Lançon m’avait choqué, c’était pour moi un blasphème étonnant dans la bouche d’un critique littéraire. Maintenant je soupçonne M. Lançon d’avoir en réalité lu uniquement « La Contrevie ; je le comprends mieux, du coup. Lisez aussi « Ma vie d’homme », lisez « Professeur de désir », « Pastorale américaine », « L’Orgie de Prague », « Le Théâtre de Sabbath », et arrêtez-vous page 320 dans « La Contrevie », Monsieur Lançon.

J’espère que je ne serai pas puni pour mon blasphème d’aujourd’hui, même si je mérite une punition.

*Pour ceux qui ne savent pas encore que Roth n’a écrit aucun de ses romans, c’est ICI

LaContrevie

2 commentaires sur « Un blasphème sur « La Contrevie » de Philip Roth »

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